Aliment et culture ñ

Alimentation

La glaneuse,  "Le grain tombé rassasie !"

 La glaneuse, "Le grain tombé rassasie !" Article "Aliment et développement" du 22 Mars 2018 



Glaner évoque au premier abord l'indigence, la pauvreté, voire la misère. Les scènes autour des poubelles des grandes villes des pays du tiers monde l'attestent bien. Le combat contre la faim sera gagné que lorsque nulle part il n'y aura plus un seul être humain obligé de glaner pour vivre, car il y en aura assez pour tous et même que la boulimie y trouverait à se satisfaire.  Aussi  en écrivant «Le grain tombé rassasie », ce n'est pas pour faire l'apologie de la misère. Seulement, il arrive que deux idées différentes, voire opposées, soient nommées avec les mêmes mots ou termes.  Ironie du mot et/ ou humilité de l'homme ? C'est aussi la difficile question du symbolisme, qui n'est pas toujours un manque de volonté de déclaration explicite, mais le manque de mot, l'insuffisance du vocabulaire. Le terme pour une chose ou une idée qui n'est pas un symbole et qui n'est sujet à aucun malentendu existe certainement dans quelque langue où il faut aller le chercher ! Le faire, c'est aussi aller en profondeur dans les relations humaines. En dehors de toute considération de quelque ordre religieux, on  reconnaît  au verbe[1] son rôle de lien entre les hommes, non  seulement pour communiquer mais aussi  pour nommer.

L'histoire de  l'aïeule de David et de Jésus Christ a inspiré de nombreux peintres artistes dont Nicolas Poussin, Jean François Millet et bien d'autres. La lecture de l'oeuvre de beaucoup d'entre eux, la scène de la moisson, peut être vue en cette expression :   "Le grain tombé rassasie !", de la foi de beaucoup eu égard à l'histoire de Ruth dite par la Bible. Quoi qu'il en soit, difficile d'en dire le contraire, lorsque, à l'échelle planétaire, l'on peut faire le rapprochement entre la culture du "Le grain tombé rassasie !" et le partage de toute nourriture vie entre les hommes. L'Écriture et Le Livre ont rapproché les hommes voire même ont rassasié beaucoup. 

 "Le grain tombé rassasie !" c'est l'émouvante profession de foi de la femme cananéenne allée à la rencontre de Jésus pour demander la guérison de sa fille.

"Le grain tombé rassasie !" c'est la répétition  de la Cène,  l'Eucharistie et sa commémoration le jeudi Saint.

Beaucoup d'autres récits des monothéismes  sont une expression de "Le grain tombé rassasie !" 

Au reste, n'est-ce pas très vrai que le grain semé peut donner un épi de centaines de grains, et le grain de centaines d'épis semé en donner des tonnes à la récolte? Mais est-ce pour autant que le consommateur serait rassasié, même en satisfaisant sa boulimie? Aussi, "Ce qui rassasie ?", la question posée demeure . La réponse pour tous se trouverait dans l'espace et le temps. Quoi qu'il en soit, considérer les relativités culturelles ne peut être pour la science dans le développement qu'élargir la base et consolider l'édifice. Qui sait, si la compétence scientifique des nations ne se jouerait-t-elle pas à l'avenir au travers des relativités culturelles ?  Bien entendu, on ne saurait assez reconnaître les travaux de personnalités, ne serait-ce que pour dire et faire : " Considérant telle relativité culturelle, on peut parvenir autrement au même résultat etc." Qu'importe la démarche, pourvu qu'elle se fasse et aboutisse dans le respect de la personne humaine !  Quoi qu'il en soit, on peut se sentir toucher pour peu que ce futur, si proche et si lointain à la fois, effleure l'esprit. Aussi, saluons l'ingéniosité des scientifiques auteurs de science fiction. 

Aminta raconte "Le grain  tombé rassasie !" glané à la croisée des cultures. 

"Les récoltes sont rentrées il y a un mois environ. L'harmattan souffle depuis quelques jours. Le temps est  favorable au battage et au vannage du mil. Ce matin-là, les femmes allaient et venaient dans la cour familiale, elles déchargeaient les hangars qui croulaient presque sous le poids des épis. Le battage est fait en dehors des habitations, au mortier et au pilon de bois. Le grain vanné est transporté dans des calebasses et paniers et déposé sur une aire en terre battue aménagée pour l'occasion, au milieu de la cour. Là, le contenu de chaque calebasse et panier de grain, pour un nombre d'épis battus, est mesuré. Puis  le grain est entreposé dans de grosses jarres en terre cuite de la salle du grain. En mesurant ainsi le grain à l'entrée, on estime alors la production du champ, cette année là. Aussi on peut comparer les récoltes de plusieurs années et conclure que la présente est bonne ou l'est moins. Par contre, c'est à la récolte prochaine que l'on pourra dire si l'année a été bonne, cela en fonction de ce  qui a été consommé, puisque ce n'est pas que la quantité qui rassasie[2]. Ce jour-là, sans doute perdue  dans la contemplation du grain, quelques uns de la poignée que ma mère avait dans la main lui échappèrent inopinément et se retrouvèrent par  terre en dehors de la bordure de l'aire. S'agenouillant cérémoniellement, elle les ramassa avec diligence et les goba aussitôt.

Je crois avoir haussé les épaules ou hoché la tête, pour marquer la surprise et l'incompréhension de ce geste. Ce remous devrait être assez sensible pour avoir été remarqué. En effet, ayant  ressenti un regard dans le dos, je me retournai et rencontrai le sourire d'une dame de la maison. Elle était d'un âge assez avancé. Un peu confus, je m'empressai de dire : "C'est beau le grain !". Elle  répondit : "Oui, le grain est beau, il faut le voir au glanage !" C'est alors qu'elle me raconta que les vierges de sa maison glanaient à  chaque récolte de mil. Elles faisaient trois parts du grain, une part revenait à leur père qui leur offrait un bélier pour les remercier. Ce lot, lorsqu'il est suffisant et quand c'est possible, sera conservé jusqu'au matin du jour marquant  la fin du jeun du Ramadan. Ce matin-la, avant la prière de la fête, le chef de famille prélève du grain, un certain nombre de mesures  de mud'n nabi[3], pour chaque personne à sa charge.


Le grain est apporté au chef religieux  de la communauté qui, après l'avoir béni, le redistribue aux plus démunis.

Le second lot du grain glané est échangé au marché contre des condiments. Le troisième lot sera décortiqué, pilé et la farine servira à préparer "Le repas des glaneuses" , pour fêter la moisson.  Je lui demandai pourquoi le grain glané, la maison n'était pas dans l'indigence, et d'ailleurs pourquoi glaner ? Elle répondit : "Le grain tombé rassasie !"À l'époque, je ne voyais aucun intérêt à notre conversation. 

Quelques années plus tard, revenu à la maison, je me suis trouvé dans une situation confuse, entre la compassion et la colère. Cette personne n'était plus la même. Coupée totalement du monde, elle semblait vivre dans une bulle depuis quelques semainesJe n'avais pas pu profiter de l'existence de cette personne et d'autres comme elle pour apprendre et chercher à comprendre, maintenant que j'ai le temps et les moyens de le faire.  Seules la parole et la notion du temps restaient de son humanité.  Je me suis dit que quelque chose est sorti de ce corps ou s’y est ajouté, mais quoi ?

Ce corps exhalait une certaine grâce  pour peu que l'on le regarde  de près. Cette personne ne manquait jamais de rendre grâce aux heures de la prière dans un effort qu'on dirait "surhumain". Le reste du temps, quand elle ne sommeillait pas, elle était plongée dans un monologue, toujours le même. Entre deux psalmodies à la gloire de Dieu, elle ne disait rien d'autre que cette apostrophe, "Tu arrives ! nous irons à la maison de notre père, n'est-ce pas ! " suivie quelque fois de  la description de cette maison… Est-ce la mémoire de l'attente de la foi qui a nourri toute sa vie, l'Espéranceou l'objet de cette attente ?  Cette femme semblait cheminée dans l'éternité et non s'acheminée vers la mort. Et pourtant, elle est morte et enterrée. La glaneuse a-t-elle été rassasiée ? En tout cas, elle nous a laissé matière à réflexion sur le mystère de l'homme et de l'aliment.

La glaneuse ou "Le grain tombé rassasie !" que raconte Aminta,  c'est aussi la découverte d'une région du monde, le Sahel subsaharien, mal connue et qui, surtout, ne se connaît plus assez, cela faute d'écrits. Le rapprochement des peuples passe aussi par la culture et ce n'est pas peu de connaître les raisons pour lesquelles les uns glanent et les autres pas. Cette considération, si commune soit-elle, ne manque pourtant pas d'influencer le mode de vie et de pensée des uns et des autres et ne manque pas d'intérêt en sciences et relations humaines. Cependant, quelles que soient les raisons, personne ne doit glaner.  Et si le grain tombé rassasie, alors il reste bien de choses à découvrir du champ. Aussi, qu'est ce qui peut faire d'un grain plus substantiel qu'un autre d'un même épi ? À cela, on sait y répondre en partie : la quantité en substances connues d'intérêt nutritionnel peut varier d'un grain à  un autre et quelquefois la teneur aussi pour diverses raisons dont la maturation ! Cependant, cela ne suffit pas pour justifier "Le grain tombé rassasie !" de la glaneuse de Aminta.  La liste des nutriments serait-elle exhaustive ? L'énergie  vie  serait-elle seulement dans la dégradation de substances biochimiques et stockée sous forme de liaisons chimiques ? D'où vient cette énergie ? Du,rayonnement solaire et la photosynthèse, peut-on répondre. Et alors, pourquoi pas aussi du rayonnement tellurique et la germination ? Peut-on rétorquer! On peut se rappeler l'article Composition des aliments : "... la figure 40 b montre la germination spectaculaire d'une graine de haricot. La graine, avec sa radicule, est propulsée, projetée, du terreau.  On peut parler de puissance énergétique de la germination". 

Quoi qu'il en soit, il n'en demeure pas moins que la question est posée eu égard à la technologie alimentaire et à la nutrition. Aussi, la biologie, la physiologie, la chimie et la biochimie ont beaucoup à faire sur la question de l'énergie biologique

De même, l'état de la glaneuse de Aminta à la fin de sa vie, comme isolée dans une bulle, pour ne pas dire déjà "morte", est certainement un état du grand âge bien connu de la médecine. Comme Aminta, on peut bien se poser la question suivante : la maison de son père, que décrit cette femme, est-ce la mémoire de la culture qui a nourri sa vie  ou une vision ?  Personne ne saurait le dire ! Comment expliquer l’état, la grâce (on retrouve encore la difficile question du mot !) de la glaneuse de Aminta ? On connaît bien cet état, ce rayonnement émanant de la personne humaine, chez des personnes qui pratiquent l'ascèse (religieuse, morale, philosophique et aussi scientifique), c'est surtout à l'âge avancé de ces personnes que ça se remarque. Quelque fois, étonné, l'on se surprend à dire "comme il (elle) rajeunit !" et il ne  serait pas faux de dire que ces personnes cheminent dans l'éternité tant on ne pourrait leur imaginer la mort. Qu'importe ? Certes, la science a des objectifs plus urgents pour s'attarder sur des détails, lequel  grain de l'épi est substantiel ou des préoccupations de l'ordre de "l'incertitude" (Nous jouons avec les mots,  non pas par complaisance…!).  Et la grande question de la cohérence entre science et foi[4] dépasse le cadre  de cet article (Aminta observe, écoute et décrit tout simplement !) Toutefois, l'adaptabilité, la transposition de principes et méthodes à bien de situations pour la connaissance scientifique des  phénomènes ne sont pas à démontrer. Cependant, la foi étant très personnelle pour beaucoup d'entre nous, aussi, parlons seulement  de science et culture. 


Notes 

[1] Mot qui sert à exprimer l'action ou l'état du sujet

[2] Aliment et religion,  Lien n° 2 

[3] Mesure en bronze du volume d'un verre d'eau

[4]  À propos de  la cohérence entre science et foi voir les articles et références de Jacques ATTALI  "XIIè siècle, le choc des trois monothéismes". La Vie – Parutions  de l’été 2004